L e Monde parle, le 17/07/2004, du « lapsus de Jacques Chirac, à l'occasion de son entretien télévisé du 14 Juillet ». Lequel ? Et bien, « lorsque le président a fait une distinction entre "nos compatriotes juifs" et les "Français" ». Et Le Monde, sous la plume de Piotr Smolar, de nous faire une superbe analyse : « Bien involontairement, il a ainsi confirmé le sentiment de nombreux Français d'origine juive, depuis l'intensification du conflit israélo-palestinien et la deuxième Intifada : celui d'être, sans cesse, par leurs pourfendeurs comme par certains de leurs élus, renvoyés à cette racine, une racine parmi d'autres, comme s'ils formaient un corps étranger en France, une excroissance d'Israël ». Ma foi, si l'on se réfère à la déclaration de notre président, cette interprétation semble quelque peu inexacte. Voici exactement ce qu'il disait : « Nous sommes dans une période où incontestablement nous le voyons depuis quelques temps, les manifestations d'ordre raciste qu'elles mettent en cause nos compatriotes juifs, ou musulmans, ou d'autres, même, – tout simplement parfois des Français, dans certains endroits –, sont l'objet d'agressions, au seul motif, qu'ils n'appartiennent pas à telle ou telle communauté. Ou qu'ils ne sont pas originaires de telle ou telle communauté. C'est in-nac-cep-table ! Alors, dans ces périodes, il peut y avoir naturellement toujours, des situations, de manipulations, qui sont je le dirais des séquelles, de ce mauvais climat, qu'on a vu se développer ou qui s'est développé. Il y a manipulation. Et bien quand il y a manipulation, il faut tout simplement que le manipulateur soit sanctionné avec toute la rigueur de la loi ». Hormis la syntaxe défaillante (la liaison grammaticale “abracadabrantesque” entre le début de la phrase et la partie « sont l'objet [etc.] »), dans cette déclaration il exclut de la francité, outre « nos compatriotes juifs », ceux « musulmans, ou d'autres », bref, tout ce qui n'est pas « Français de souche ». Puis, le « Bien involontairement » me semble de trop, comme l'idée d'un lapsus : si une personne a l'habitude constante de ce genre de « dérapages » on ne parle plus de lapsus, ou alors de ceux « révélateurs » – de la pensée réelle de leur auteur, au-delà d'une rhétorique bien-pensante. Sans considérer que Jacques Chirac montre volontairement ses tendances racistes peut-on, après bien d'autres déclarations de cette eau, parler de « lapsus involontaire » ? Chirac est raciste et, parlant sur ces sujets sans lire un texte bien léché sur son prompteur, nous révèle crûment ses tendances. Au passage, la segmentation « in-nac-cep-table » vient de Chirac lui-même, qui semble donc croire que ce mot comprend un double “n”. Tout ce passage de l'intervention présidentielle lors de, comme disent les médias, « l'allocution traditionnelle du 14 juillet » 2004, mériterait une analyse serrée ; par exemple, comment interpréter ce « dans ces périodes, il peut y avoir naturellement toujours [etc.] » ? Soit il y a toujours, soit il peut y avoir, mais « il peut y avoir toujours » ne va pas. Tant le fait que cela se produise « naturellement » que le reste du développement indiquent que l'interprétation « il y a toujours » s'impose. Juste après, je m'étonne du « mauvais climat, qu'on a vu se développer ou qui s'est développé » : pourquoi cette « rectification » ? Est-ce une manière de dire : ce climat s'est développé mais « on » ne l'a pas vu ? « On » étant, bien entendu, Chirac. Enfin, sur l'affirmation péremptoire qui clôt ce passage : « Il y a manipulation. Et bien quand il y a manipulation, il faut tout simplement que le manipulateur soit sanctionné avec toute la rigueur de la loi », la formule « toute la rigueur de la loi » et ses variantes reviennent souvent dans le discours chiraquien – en ce cas de « l'affaire du RER D », deux fois : au soir du 11 juillet, pour requérir que « les auteurs de "cet acte odieux" soient retrouvés, "jugés et condamnés avec toute la sévérité qui s'impose" », et une fois la supercherie découverte pour « que le manipulateur soit sanctionné avec toute la rigueur de la loi ». Mais sauf à considérer que la justice ne soit indépendante et se contente d'obéir aux injonctions de l'exécutif, « on » ne voit pas trop pourquoi “Marie L.” devrait être plus sanctionnée cette fois-ci, au motif qu'elle a mis notre président en cruelle posture, que les cinq fois précédentes où elle se plaignit d'une atteinte fictive. Puis, on ne peut considérer que s'il y eut manipulation elle vint de “Marie L.”, qui j'imagine ne supposait pas que son histoire ferait un tel bruit, mais plutôt de ceux qui se sont dits, « Tiens, dans “ce mauvais climat”, c'est un bon truc pour se faire mousser en dénonçant l'antisémitisme des jeuneux bronzés de banlieue : d'un côté je récupérerai l'approbation des antiracistes et des prosémites, de l'autre je rallierai ceux des électeurs du Front national qui n'aiment pas trop “nos compatriotes musulmans” ». C'est bel et bon, mais pour moi ça fait une trentaine d'années que je me suis forgé mon opinion sur Jacques Chirac, et on ne peut dire que ses actions et propos depuis lors m'amenèrent à en changer. Discuter du bonhomme me semble de peu d'intérêt. M'intéresse plutôt cette histoire de lapsus, et m'intéressent surtout ceux que produisent les médias. Pour la télévision, je n'ai pas grand chose à en dire, ça doit faire quelques dix ans que je n'ai pas vu en entier un journal télévisé et quelques cinq ans pour les émissions « d'information », sinon sur Arte, un cas particulier dans le fameux “PAF” ; mais les bribes que j'en ai pu voir de-ci de-là me montrent que ça n'a guère changé, sinon en pire, par rapport à l'époque où je suivais ça régulièrement. Je constate en tout cas que mes deux médias préférés, radio et presse, en commettent souvent ; tellement que, comme pour notre président, on ne peut strictement parler de lapsus, qui est, me dit mon Petit Larousse Illustré, une « faute commise en parlant (lapsus linguae) ou en écrivant (lapsus calami) et qui consiste à substituer au terme attendu un autre mot ». Il ajoute entre parenthèses que « la psychanalyse le considére comme une variété d'acte manqué ». Un « acte manqué » est une « conduite socialement inadaptée qui réalise un désir inconscient ». Où l'on remarquera que Piotr Smolar, comme bien d'autres – comme moi-même d'ailleurs – utilise abusivement “lapsus” à la place du terme “acte manqué”, car quand Chirac dit « nos compatriotes juifs, ou musulmans, ou d'autres, même, – tout simplement parfois des Français, dans certains endroits », il ne s'agit pas proprement d'un lapsus, puisqu'il « consiste à substituer au terme attendu un autre mot », et ici on n'attend rien de particulier qui soit « plus adapté dans le contexte » ; en revanche c'est bien une « conduite socialement inadaptée qui réalise un désir inconscient », ici, suggérer que « nos compatriotes juifs, ou musulmans » ne sont pas des vrais compatriotes… Donc, lapsus et autres actes manqués. Dans son éditorial une nouvelle fois un peu trop hâtif du 11 juillet[1], Le Monde en donne un bon exemple. Après un satisfecit au discours que Jacques Chirac nous offrit au Chambon-sur-Lignon (avec prompteur ce jour-là), on en vient à « l'affaire » : « Ces mots touchent au cœur, mais le réel, vendredi matin 9 juillet, s'est brutalement manifesté dans un train de la banlieue parisienne sous la forme d'un fait divers qui serait ordinaire et lamentable comme tant d'autres s'il ne s'était pas coloré d'antisémitisme ». Bref, si vous voulez avoir les honneurs d'un édito du Monde, évitez de vous retrouver dans un « fait divers […] ordinaire et lamentable », ou alors prétendez que votre voleur vous a traité de « sale youpin ». Se faire traiter de « sale bicot » est-ce « ordinaire et lamentable » ou non ? Et pour « sale négro » ou « macaque » ? Sinon, cet éditorial vaut la lecture dans son ensemble ; il figure dans le petit dossier en annexe mais pour y accéder directement vous pouvez cliquer sur ce lien. Je vous conseille aussi celui du 5 juin 2004, « La France blessée », disponible via ce lien. Ces éditoriaux m'intéressent pour ceci : l'empressement du quotidien à éditorialiser s'explique non par le caractère antisémite supposé ou réel des agressions, mais par la conjonction supposée ou réelle de plusieurs éléments : antisémitisme, « jeunes de banlieue », « musulmans » – donc « islamistes », donc « terroristes »… Des segments entiers sont d'une similarité prodigieuse : dans les deux, contre le sens le parallèle est fait entre antisémitisme d'aujourd'hui et « barbarie nazie » ; dans le premier « L'antisémitisme a franchi une nouvelle étape », dans le second, « Il s'agit d'une course contre la montre », bref, plus ça va plus c'est grave ; dans celui-ci « un renouveau, parmi la communauté maghrébine et parfois au-delà, s'opère à partir du conflit du Moyen-Orient. Un nouvel antisémitisme s'affiche et génère une multiplication d'agressions » ; dans celui-là « on sait que l'antisémitisme est devenu un foyer dangereux dans certaines populations immigrées travaillées par des prédicateurs musulmans radicaux » ; dans l'un on « constate avec raison "une escalade" de l'antisémitisme et un climat qui va s'alourdissant dans la jeunesse des banlieues à cause d'une vulgate raciste véhiculée par des groupes radicaux comme le Parti des musulmans de France », dans l'autre « Un récent rapport de la direction centrale des renseignements généraux indique que sur 630 quartiers surveillés la moitié serait "ghettoïsés" ou en voie de l'être, manifestant des signes inquiétants de repli communautaire », etc. On le voit, le discours est bien rodé, et se nourrit de peu : prononcez « le mot », vous savez, “antisémitisme”, et en avant ! Et bien sûr, leur autre point commun non négligeable est de s'indigner vertueusement à propos de deux affaires qui se révèleront très vite bidons. Plus significatif, Le Monde n'éditorialise sur le sujet que s'il est sûr de convoquer tous les poncifs de l'époque, ce que dit plus haut : islamisme + antisémitisme, jeunes de banlieue + agressions, le must étant de pouvoir associer maghrébins + nazisme… Mais, Le Monde n'a pas vraiment besoin d'éléments factuels pour le faire, et l'avant-dernier paragraphe de l'éditorial de juin le montre assez bien : « Après 1945, l'antisémitisme, s'il n'avait pas disparu, était devenu honteux et était cantonné à des minorités nostalgiques d'extrême droite. Aujourd'hui, un renouveau, parmi la communauté maghrébine et parfois au-delà, s'opère à partir du conflit du Moyen-Orient. Un nouvel antisémitisme s'affiche et génère une multiplication d'agressions. Il faut toutes les condamner et punir sévèrement leurs auteurs ». Un rapprochement quelque peu forcé… Ce paragraphe a son pendant dans l'éditorial de juillet : « La République se révélait provisoirement impuissante à faire taire une
parole antisémite libérée du tabou hérité du génocide des juifs durant la seconde
guerre mondiale. […]. Un point de vue intéressant, mais posant deux problèmes. D'abord, l'idée selon laquelle « après 1945, l'antisémitisme, s'il n'avait pas disparu, était devenu honteux » – dans le second édito, le « tabou hérité du génocide des juifs durant la seconde guerre mondiale » – est une vue de l'esprit : les études sur le sujet le démontrent, l'antisémitisme resta très prégnant en Europe et notamment en France au moins jusqu'à la fin des années 1960 ; et au-delà, il y a le témoignage de nombreux Juifs de France qui, de retour des camps de concentration, se retrouvèrent en butte à un antisémitisme épais : demandez à Simone Veil ce qu'elle pense du « tabou hérité du génocide des juifs », elle qui disait récemment encore sur France Culture que, dans l'immédiat après-guerre, elle entendit souvent des propos tels que « ils auraient quand même pu terminer le travail » – comprenez : « ils » pour les nazis, et « terminer le travail » dans les camps… Puis, si même l'on pouvait vraiment parler d'un « antisémitisme devenu un foyer dangereux dans certaines populations immigrées », ce dont je ne suis pas persuadé[2], mettre sur un pied d'égalité une politique d'État à laquelle adhéra la majorité de la population majoritaire et une tendance à l'œuvre chez une minorité dans une population minoritaire me semble très excessif et pour tout dire assez pernicieux : en France et en 2004, la population vraiment en position difficile est celle d'origine maghrébine, et cette mise en avant systématique d'une tendance censément à l'œuvre « dans la communauté arabo-musulmane » (traduisez : chez les bicots) en son entier, fait de cette population « les Juifs »[3] du jour, la population bouc émissaire. « La menace islamiste » comme version moderne du Protocole des Sages de Sion et « Al Qaida » comme alternative au « complot juif international »… Pour en revenir au « lapsus de Jacques Chirac », que penser de ce distinguo dans le dernier paragraphe de l'éditorial de juin, qui explique qu'il faut « lutter contre l'indifférence des Français qui n'y voient qu'un affrontement entre juifs et musulmans » ? Finalement, pour Le Monde comme pour Chirac il existe au moins deux classes de citoyens, « les vrais Français » et « les autres », les « juifs et musulmans » notamment… Des « lapsus » de cet ordre, on en relève à la pelle, tant avant qu'après qu'on découvre qu'« il ne s'est rien passé dans le RER D », comme le titre Libération – à voir, d'ailleurs : il s'est de quelque manière « passé quelque chose » dans ce RER D, mais non ce qu'ont désiré en croire nos médiateurs et politiques. Depuis la fin 2002, pour toute « affaire » de ce genre, que l'agression « à caractère antisémite » fut ou non avérée, on a le même déroulé : quand « l'information » est prise en compte massivement par les médiateurs au sens large (membres habituels ou occasionnels des organes médiatiques de presse ou audiovisuels, responsables politiques, syndicalistes, « représentants » désignés ou autoproclamés de groupes sociaux particuliers), il y a une grande unanimité dans la condamnation sans ou avec nuances du « fait » ainsi médiatisé, avec la rhétorique d'usage pour certains acteurs spécifiques. Par exemple, le président de la République et/ou le premier ministre et/ou le ministre de la justice ne manqueront pas de préciser, comme Chirac le fit, que « les auteurs de "cet acte odieux" [seront] retrouvés [et] "jugés et condamnés avec toute la sévérité qui s'impose" », ce qui est proprement rhétorique : à cet instant, nul ne peut savoir si les auteurs seront retrouvés, et le seraient-ils, s'ils seront « jugés et condamnés avec toute la sévérité qui s'impose » – entendu comme « lourdement condamnés » – puisque par exemple, s'il s'avère que les auteurs sont des malades mentaux qui, comme le dit la loi, ne jouissaient pas de toutes leurs facultés au moment des faits, ils ne seront ni jugés ni condamnés… Autre sophisme habituel, émis cette fois par le ministre de l'Intérieur, celui, en dernière date, de Dominique de Villepin qui, nous dit l'AFP, a « précisé qu'il avait "donné instructions aux services de police pour retrouver les auteurs dans les plus brefs délais" ». C'est comme ça, le « premier policier de France » se doit de donner toujours ces instructions. Avec ce « petit » problème que, statistiquement, ce ne sera pas suivi d'effets dans environ 75% des cas puisque le taux moyen d'élucidation des crimes et délits et de l'ordre de 25%, quelles que soient les « instructions » données par le ministre… Dans les médias aussi la rhétorique est rodée : s'il y a des variations assez grandes dans la manière de la développer, selon le médium (pour ceux audiovisuels, le peu de temps concédé à l'information fait qu'elle sera donnée de manière assez brute, juste le récit et trois ou quatre formules obligées, sans plus) et son orientation idéologique assumée ou supposée (dans Le Figaro, à TF1, on désignera plus explicitement, plus sommairement et plus globalement « la communauté musulmane », dans Le Monde ou sur France 3, on fera suivre cette mise en cause de modérations, dans Libération ou L'Humanité on la fera au contraire précéder de précautions oratoires) mais le fond du discours, le récit, reste assez stéréotypé d'un médium à l'autre. En général il a peu de rapports avec les événements réels (ou supposés tels) et s'écarte de la diégèse pour nous livrer un « contexte » non lié aux événements, ni à quelque autre réalité vérifiable. Par le fait, il y a beaucoup d'« interprétation » dans « l'affaire du RER D », dans la première phase mais surtout dans les suivantes. Par ailleurs, on lira ce que j'ai à dire sur « les juifs ». Si cette affaire a quelque chose à faire avec eux c'est d'une manière très indirecte – cela dit, « les juifs » tels que traités le plus souvent par les médias en général ont très peu à voir avec les juifs comme êtres réels… [1] Au cours de cette année, pour ne prendre que
deux cas significatifs, on eut droit le 4 mars 2004 à une belle déclaration sur « Le
droit pour Battisti » (édito presque entièrement contredit, soit précisé, par celui du
1° juillet suivant, « Les paradoxes Battisti ») ; le 5 juin 2004 on a droit à « La
France blessée », cette fois-là aussi une fausse agression antisémite – néammoins,
l'agression même était bien réelle –, et comme pour « l'affaire du RER » une réaction qui
ne se donna pas la peine de la réflexion et de la vérification : la victime est juive, son
agresseur a (peut-être…) dit « Allah Akhbar », CQFD, agression antisémite
pimentée d'islamisme. Et le 26 du même mois, on a droit à une « chronique du médiateur »
qui tente comme d'habitude de péniblement justifier l'injustifiable.
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